Le talent du romancier se détecte par le fait qu’il peut puiser dans sa vie celle de ses personnages. L’Impasse, de Kamel Bencheikh, paru aux éditions Frantz Fanon est un roman qui a pour sujet la peinture d’une époque complexe, celle de la guerre de libération algérienne.
Abdelkader, le héros, est un intellectuel qui réussit à s’évader du pénitencier de Lambèse situé dans les Aurès. À force de volonté et de ténacité, aidé par les « frères », le jeune homme parvient à traverser les massifs de l’est algérien, les hauts-plateaux sétifiens et les montagnes kabyles jusqu’à arriver sur le port de la capitale d’où il embarque pour Marseille. Toute l’histoire se passe à la fin de l’année 1958, en plein cœur de la guerre de libération nationale.
Abdelkader n’est pas seulement un combattant de la liberté, il personnifie le futur de ce pays pour lequel il se bat. Dans ses longues nuits de solitude, dans sa marche forcée à travers les paysages grandioses de ce pays, il rêve d’une Algérie fraternelle qui mettrait tous ses citoyens sur un plan d’égalité. Il imagine une nation qui progresse entre ses voisins dans un esprit d’amitié et de coopération. Cette autoroute à construire après l’indépendance, « ce n’est pas seulement le plus court chemin entre la Tunisie et le Maroc, mais aussi et surtout le plus court accès du fin fond du port d’El Kala à la ville de Maghnia, à l’univers des hommes, peut-être même à relier Tunis à Constantine et Casablanca à Oran. C’est ici, où, dans le voisinage des Marocains et des Tunisiens que, tôt ou tard, l’Algérie trouvera la route du progrès. Elle ne pourra jamais feindre d’ignorer la mitoyenneté des Marocains et des Tunisiens, deux grands peuples qui insuffleront la vie à ces espaces infinis. »
L’Impasse nous donne à voir une époque dans sa complexité, de façon à donner une impression de temps multiple, de force inépuisable, d’un rythme de vie sociale qui déborde toute représentation individuelle, toute existence individuelle. La progression du personnage principal vers son destin nous met en face d’une logique imparable en même temps que le mystère augmente. Kamel Bencheikh nous donne le sentiment que le secret que son héros découvrira à la fin du roman nous amène à un épisode vrai, qui s’est vraiment déroulé. Du début à la fin de cette histoire racontée avec brio, le personnage que nous suivons jour après jour, nous fait toucher du doigt une armature logique.
Composer un univers créé de toutes pièces qui avance en parallèle avec la grande Histoire, c’est mettre ses personnages dans un contexte moral dramatique. Kamel Bencheikh, par son habileté à raconter, nous offre un épisode passionnant qui nous mène par le bout du nez, ce qui veut dire que ce roman est une formidable réussite.
Enfin, le fait que le romancier n’ait pas investi les pages de son livre ne veut pas dire qu’il n’y soit pas présent. Seulement cette présence y est introduite elle-même par un discours que nous connaissons depuis toujours chez ce laïque universaliste qui combat une idéologie mortifère contre laquelle il s’est opposé depuis longtemps. Elle s’encadre dans un personnage, et le comble de l’art consiste à faire de ce personnage un vivant comme les autres. « Ce n’est pas la foi en Allah, mes frères, qui fait la force de l’homme, mais bien la science, la culture, son ouverture d’esprit, ses convictions, sa vision du monde. »
Dans ce personnage d’Abdelkader, un vigoureux et infatigable résistant, Kamel Bencheikh a voulu évidemment en faire l’emblème de l’Algérie future, la nouvelle citoyenneté, la nouvelle nation, faite de raison et de culture. L’homme que l’auteur nous décrit représente la conscience algérienne ou du moins, une tranche de cette conscience.
Kamel Bencheikh s’est évertué à écrire, avec un lyrisme de poète vraiment inséparable du sujet, le roman de la remise en cause de la pureté des chefs de la révolution. Mais ce roman a trois faces : roman de la certitude, et aussi roman de la solitude et roman du questionnement. Certitude quant au combat mené, solitude dans les pensées et la marche vers son avenir et questionnement quant au désintéressement de ceux qui dirigent la guerre de libération.
La volonté de l’écrivain consistait à mettre en place une œuvre panoramique, analogue par sa simplicité, sa richesse, son fouillis et sa vie, au coup d’œil jeté sur l’histoire confisquée de tout un pays, à partir d’un lieu élevé d’où on embrasse le passé et le présent.
L’Impasse est le nouveau bijou de l’auteur de La Reddition de l’hiver. La nuit qui s’est abattue sur l’Algérie s’est poursuivie dans la guerre des clans. Dans ce pays, la vie sociale et les rêves ont été nationalisés, les oiseaux ont été interdits de chant, les poètes d’écrire des chansons. À la recherche d’un monde harmonieux, Abdelkader marche et continue d’avancer, mû par l’espoir de reconstruire un monde… Fabuleux !
Il faut lire L’Impasse et se laisser pénétrer par ce chant profond qui parle du désenchantement de tout un peuple. Kamel Bencheikh a une écriture puissante et un style imposant. Il convient désormais de compter avec son brio et son adresse.
H.À.K.